Du dopage incontrôlé au passeport biologique

 Il n’est pas si lointain, l’âge d’or du dopage ! Dans les années 1970 et 1980, en pleine Guerre froide, des pays contraignent leurs athlètes à tricher. Dix ans plus tard, des scandales à répétition touchent le cyclisme, l’athlétisme ou le football. Récemment, un système de dopage d’État est mis au jour en Russie, empêchant les sportifs de représenter leur pays aux Jeux olympiques de Tokyo en 2021 et de Pékin en 2022. Les chiffres, pourtant, le montrent : la lutte antidopage est en partie efficace. Entre 2003 et 2021, le nombre d’échantillons analysés dans les sports olympiques et non olympiques s’est envolé, passant de 151 210 à 241 430. Sur la même période, le nombre de « cas positifs », révélant le recours à une substance interdite, a chuté de 2 747 à 1 560 cas, selon l’Agence mondiale antidopage. En 2019, 1 537 sanctions ont ainsi été prononcées contre des fraudeurs avérés. Pour identifier la fraude, il a fallu mettre au point un outil révolutionnaire : le passeport biologique de l’athlète, adopté dès 2007 par certaines fédérations sportives. Il permet de rechercher, non pas le produit dopant, comme avec une prise de sang ou un recueil d’urine, mais ses effets, détectables dans l’organisme plus longtemps que la molécule elle-même grâce à des biomarqueurs hormonaux ou sanguins, comme l’hématocrite (taux de globules rouges et blancs dans le sang), l’hémoglobine (protéine assurant le transport de l’oxygène dans le sang) etc. L’analyse régulière de ces biomarqueurs permet de repérer les valeurs anormales ; une enquête commence alors afin de déterminer s’il s’agit d’une contamination involontaire de l’athlète, d’un problème médical, d’un autre phénomène, comme un stage en montagne ou… d’un réel cas de dopage.

Il y a 25 ans, le « Tour de la honte »

En plein Tour de France 1998, un soignant de l’équipe cycliste Festina est arrêté près de la frontière franco-belge avec des centaines de produits dopants : EPO, amphétamines, hormones de croissance, testostérone, corticoïdes… L’équipe est évincée de la Grande Boucle pour « manquement éthique ». La réputation du Français Richard Virenque, une des vedettes de Festina, est à jamais ternie. La déflagration est mondiale et s’étend bien au-delà du monde du cyclisme. En 1999, le Comité international olympique (CIO) organise une Conférence mondiale sur le dopage sportif, ce qui aboutit à la création de l’Agence mondiale antidopage le 10 novembre 1999.

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Légende – Le coureur cycliste Richard Virenque répond aux journalistes le 16 juillet 1998, à Châteauroux (Indre), après l’interpellation du directeur de l’équipe Festina, Bruno Roussel © Patrick Kovarik / AFP.
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Légende – Séance de formation des contrôleurs antidopage avant Paris 2024, à Saint-Denis, au nord de Paris, le 22 avril 2023 © Franck Fife / AFP

Contrôler les sportifs, l’autre défi des JO

Neuf mille ! C’est le nombre d’échantillons collectés pour Paris 2024, par 300 préleveurs français et étrangers formés pour l’occasion. Quelque 600 « chaperons » suivent aussi les athlètes dans leurs déplacements depuis la notification des contrôles jusqu’aux postes où ils sont réalisés. Si l’Agence française de lutte antidopage joue un rôle opérationnel majeur, l’Agence de contrôles internationale (ITA) est responsable du programme antidopage des olympiades. Cette institution a été créée en 2018, suite aux fraudes massives constatées lors des JO d’hiver de Sotchi, en 2014 : l’Agence russe antidopage avait alors remplacé des prélèvements d’athlètes dopés par des flacons d’urine « propre ».

Du sang séché pour tester (massivement) les sportifs

Une première en France : en 2023, les sportifs d’une compétition de crossfit ont été testés grâce au DBS (Dry Blood Spot, « goutte de sang séchée »), un dispositif placé sur le bras pour ponctionner quelques dizaines de microlitres de sang. Ce prélèvement est plus rapide qu’une prise de sang, moins invasif et simple d’utilisation. Il permet de contrôler plus de sportifs et facilite les tests dans les pays où stockage et transport des échantillons sont compliqués. Enfin, le sang, une fois sec, est « figé » : les échantillons, conservés durant 10 ans, pourront être réexaminés a posteriori, avec de nouvelles techniques. Après les JO de Londres en 2012, les réanalyses ont abouti à 73 sanctions et à la redistribution de 46 médailles olympiques !

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Légende – Dispositif DBS (Dry Blood Spot, « goutte de sang séchée ») © Fondation Swiss Sport Integrity

Aux frontières du dopage Où commence le dopage ?

 Pour les agences nationales et l’Agence mondiale antidopage, la liste des substances et des méthodes interdites est claire, mise à jour annuellement et accessible à tous. Mais pour les sportifs, la frontière entre non-dopage et dopage est parfois floue. Ainsi, en 2022, 20 % des contrôles positifs effectués par l’Agence française contre le dopage (AFLD) étaient liés à la prise d’un complément alimentaire : certains produits sont contaminés ou contiennent des substances interdites, sans mention explicite sur la liste des ingrédients. Pour contrer ce dopage « par négligence », l’AFLD a créé en 2018 un département de l’éducation et de la prévention chargé de sensibiliser les sportifs de haut niveau et leur encadrement. D’autres athlètes exploitent volontairement les limites du dopage. Pour consommer des produits interdits, certains détournent ainsi des autorisations d’usage à des fins thérapeutiques (AUT), qui permettent normalement aux sportifs de se soigner lorsqu’ils sont malades, après avis de médecins experts. D’autres tentent de passer entre les mailles du filet des tests grâce aux « microdoses », des doses tellement infimes de substances interdites qu’elles sont difficilement détectables si les tests ne sont pas réalisés dans la foulée. Et ils prennent ces microdoses plutôt la nuit, car la majorité des contrôles ont lieu entre 5 et 23 heures. Si les soupçons sont graves et le risque de disparition de preuves élevé, un juge peut cependant autoriser les tests nocturnes.

Des analyses génétiques au nouveau labo antidopage

Situé sur le campus de l’université Paris-Saclay, le Laboratoire antidopage français est le seul accrédité en France pour analyser les échantillons issus des contrôles antidopage. Pour Paris 2024, ses effectifs ont triplé : 120 analystes y travaillent, examinant prélèvements sanguins et urinaires. Désormais, le Laboratoire est habilité à identifier d’éventuels cas de dopage génétique. Celui-ci consisterait à modifier l’expression du patrimoine génétique d’un sportif pour que son organisme produise en plus grande quantité une substance interdite, comme l’hormone de croissance, des hormones stéroïdiennes ou l’érythropoïétine. À ce jour, malgré les suspicions, aucun cas de dopage génétique n’a été détecté.

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Légende – Durant les JO de Tokyo, en 2021, le laboratoire de Tokyo accrédité par l’Agence mondiale antidop ©AMAage a fonctionné 24 h/24, 7 j/7, pour analyser les échantillons des sportifs © AMA
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Légende – Kamila Valieva aux JO de Pékin, le 17 février 2022. En janvier 2024, elle a été condamnée à quatre ans de suspension par le Tribunal arbitral du sport © Chang W. Lee / The N.Y. Times-Redux-REA

Les femmes moins concernées que les hommes ?

Aux Jeux olympiques de Pékin, en 2022, la patineuse russe Kamila Valieva part favorite. Mais le résultat positif d’un contrôle réalisé quelques semaines plus tôt transforme la grande fête sportive en cauchemar pour l’athlète de 15 ans, qui finit par chuter en pleine compétition. Le profil ne colle pas avec l’image que le grand public a du « sportif dopé » : elle est jeune, plutôt fluette et… c’est une femme. De fait, plusieurs études internationales montrent que les femmes auraient moins tendance à se doper que les hommes. En France, cependant, l’AFLD estime que les cas de dopage sont proportionnellement comparables chez les hommes et les femmes.

Quand la technologie flirte avec le dopage

Aux JO de Rio, les athlètes masculins occupant les trois marches du podium du marathon portaient des baskets alors inconnues : des Vaporfly (Nike). Leur secret ? Une plaque en carbone, qui améliore les propriétés élastiques de la chaussure, ainsi qu’une semelle intermédiaire épaisse de 40 mm, qui amortit les impacts. Face aux succès sportifs engrangés par cette chaussure révolutionnaire, la Fédération internationale d’athlétisme édicte de nouvelles règles afin d’interdire l’utilisation de prototypes. La Vaporfly est désormais autorisée, mais pas les modèles les plus récents, ultrasophistiqués, pourvus de plusieurs plaques de carbone et d’une semelle encore plus épaisse.

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Légende – Coureurs portant des Vaporfly lors du marathon du lac Biwa au Japon en 2020 © Naoki Maeda /Yomiuri Shimbun via AFP

Des amateurs aux grands champions, tous dopés ? 

Les chiffres du dopage suscitent l’étonnement : les cas positifs sont issus de sports olympiques, mais aussi non olympiques ; ils concernent des athlètes de haut niveau, mais aussi des amateurs. Quant aux raisons qui ont poussé ces sportifs à se doper, elles sont, de leur propre aveu, multiples : gagner de l’argent, être admirés de leur entourage, récupérer après une blessure, économiser avant la fin de carrière pour éviter de retomber dans la précarité qu’ils ont connue plus jeunes, céder à la pression de leurs équipiers ou de leur gouvernement, etc. Bref : difficile de dresser un profil type du sportif à risque ! Aussi les contrôles ciblent-ils désormais l’ensemble des athlètes, et non plus seulement ceux de niveau national et international : en 2023, 20 % des 12 000 prélèvements collectés par l’Agence française de lutte contre le dopage (AFLD) concernaient des sportifs de niveau régional ou départemental. Dans les milieux amateurs, avec un encadrement moins présent et une éducation au dopage limitée, sinon inexistante, la propension au dopage par négligence ou par ignorance est importante, à l’instar du dopage « artisanal », à l’initiative du sportif lui-même et hors tout suivi médical. Enfin, les pratiques sportives des 16-25 ans suscitent aussi l’inquiétude de l’AFLD. La musculation, pratiquée par 43 % d’entre eux, est en effet devenue le sport favori de cette tranche d’âge ; or elle reste une pratique historiquement exposée au dopage. L’AFLD inaugure d’ailleurs en 2024 la plateforme pédagogique Podium pour sensibiliser à la prise de produits dans les salles de sport les adolescents et jeunes pratiquants.

Pourquoi lutter contre le dopage ? 

En harmonisant les règles en faveur des sportifs « propres », la lutte contre le dopage place tous les athlètes sur une ligne de départ équitable. En consommant des substances interdites, des sportifs acquièrent en effet un avantage indéniable face à leurs concurrents qui, eux, ne trichent pas pour dépasser leurs limites individuelles ou d’équipe, physiquement, mentalement, humainement. Avec le dopage, ce dépassement ne relève plus seulement des efforts des athlètes, mais des moyens dépensés pour se procurer telle ou telle substance ! Ce laisser-faire, c’est pourtant ce que prônent les partisans revendiqués du dopage, avec des évènements comme les Enhanced Games (« Jeux améliorés »), dont la première version est prévue fin 2024. Cela n’est pas pour rassurer les experts de la lutte antidopage, qui avancent un autre motif d’inquiétude : lorsque des sportifs se dopent, ils mettent en péril leur santé. Problèmes cardiaques, hormonaux, de fertilité, tumeurs… La liste des effets à long terme auxquels s’exposent les sportifs dopés est longue. S’il n’est sans doute pas le seul facteur en cause, le dopage est soupçonné d’avoir entraîné les décès prématurés du cycliste Tom Simpson en 1967, de la sprinteuse Florence Griffith-Joyner en 1998 et du footballeur Gianluca Signorini, en 2002. Or le sport et la figure des champions jouent un rôle important dans l’éducation des enfants, qui s’empressent de les imiter sur le terrain ou ailleurs. Mais lorsque des jeunes ou des amateurs se dopent, c’est souvent avec des produits acquis au marché noir, sur internet, sans suivi médical. Avec, donc, des risques pour leur santé plus importants que ceux pris par leurs idoles.

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Infographie : Julien Tredan-Turini